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Jeudi Saint 9 avril 2020, Notre Dame de TRIORS.
Ce soir notre Cénacle est à huis clos, portes fermées. Avons-nous peur de l’extérieur, comme les disciples qui s’y enfermèrent le soir de Pâque (Jn. 20,19) ? La porte close, ce soir n’est-elle pas plutôt un grand signe pour raviver notre perception de la sainte Eucharistie dont nous célébrons solennellement l’institution, portes closes : les grands mystères se reçoivent sur la pointe des pieds, comme Moïse au Sinaï. Et nous rejoignons ainsi la splendeur des liturgies solitaires, chacun dans sa chambre, la porte fermée également (Mt. 6,6). Il y a 115 ans S. Pie X élargissait l’accès à la sainte Table, et nous voici tous confinés, loin d’elle pour le grand nombre depuis des semaines. C’est un grand signe, étonnant et douloureux. Il faut tenter de discerner l’intention de la divine Provi-dence qui permet cela.
Des évêques ont parlé, celui de Valence notamment. Écoutons leur parole autorisée. Le premier équipement du combat contre l’épidémie pour le croyant, c’est bien sûr la prière : il ne saurait être mené sans Dieu de qui vient tout don parfait, et à la Providence duquel rien n’échappe. Le devoir de rester informé, sans tourner à l’obses-sion, ne doit donc pas contrevenir à ce plus grand devoir qu’est la prière : grâce à Dieu, la prière est revenue ici ou là. Si le virus peut attaquer la santé du corps, méfions-nous surtout du virus de la peur qui mettrait en péril la vie spirituelle et l’esprit de foi. La distanciation matérielle requise pousse à s’isoler : gardons-nous de la méfiance et du soupçon des personnes. Le devoir de chercher le visage de Dieu en l’autre reste entier. Notre cénobitisme, ancré dans le discours après la Cène, est ici en jeu.
De leur côté, les fidèles éloignés physiquement pour un temps des offices à l’église n’en réalisent pas moins, humblement et pauvrement, le programme liturgique décrit par le Concile (Sacr. Conc. 48) : Bien comprendre les rites et les prières, participant consciemment, pieusement et activement à l’action sacrée autant que faire ce peut, formés par la parole de Dieu, rendant grâce à Dieu ; offrant la victime sans tache, non seulement par les mains du prêtre, mais aussi ensemble avec lui, ils apprennent à s’offrir eux-mêmes et, de jour en jour, qu’ils soient consommés par la médiation du Christ dans l’unité avec Dieu et entre eux pour que, finalement, Dieu soit tout en tous.
Un tel texte est exigeant, aussi invite-t-il à un loyal examen de conscience eucharistique : l’accès facile à Jésus-hostie ne nous a-t-il pas rendue la sainte communion banale ? L’intention de S. Pie X en 1905 est rejointe ici par la profondeur du texte conci-liaire. En 1963 comme en 1905, la Mère Église aide doucement, comme S. Paul en son temps, à discerner le don divin pour qu’il ne condamne pas notre désinvolture. Redevenir enfant est toujours la seule issue pour communier à Jésus dans la joie chrétienne.
Par ailleurs, le virus joue providentiellement le rôle d’un catalyseur, révélant le malaise social ambiant. En cela, il désillusionne notre temps et fait donc œuvre de vérité. Le pape François le remarquait dans Laudato Si (105) : La réalité, le bien et la vérité semble surgir spontanément du pouvoir technologique et économique lui-même. Mais le fait est que «l’homme moderne n’a pas reçu l’éducation nécessaire pour faire un bon usage de ce pouvoir» (Romano Guardini)… En ce sens, l’homme se voit nu, exposé à son propre pouvoir toujours grandissant, sans avoir les éléments pour le contrôler.
À ces désillusions, s’ajoute donc maintenant l’absence de la communion sacra-mentelle qui éprouve vivement les fidèles, et le désir pascal la fait davantage ressentir. Néanmoins, la longue histoire de l’Église, sans minimiser l’épreuve, a de quoi apaiser un peu ce trouble. Pour certains il vaudrait mieux braver le danger, puisque la Présence réelle de Celui qui s’est nommé notre Vie ne sera jamais cause de mort ; les gouvernants temporels et spirituels manqueraient de foi. Mais l’exégèse mystique n’est pas ici la plus sûre ; elle procède de confusions qui mélangent les plans. Si S. Paul n’est pas mort quand une vipère le mordit à Malte, au point que les habitants de l’île le prirent pour un dieu (Act. 28,3s), S. Benoît, lui, bénissant la boisson empoisonnée, n’a pas pour autant purifié le breuvage, c’est plutôt le vase qui s’est brisé pour le protéger (Vie c. 3). La Transsubstan-tiation en maintenant les apparences de ce qui fut du simple pain, ne modifie pas leurs caractéristiques, elle n’a pas de soi à en ôter le danger de contagion. De même la souris qui ronge une hostie ne met pas en cause la toute-Puissance divine, elle accuse plutôt la grave négligence du sacristain.
La communion quotidienne a pourtant toujours été la source du courage et de la ferveur des fidèles. Là aussi, l’histoire de l’Église permet d’atténuer la peine de ne pas y recourir sacramentellement en cette fête de Pâques. Pourtant, l’accès à l’eucharistie a beaucoup varié dans l’antiquité chrétienne sans nuire à la sainteté. La rareté de la communion au Moyen Âge (au point que, sous S. Louis, on considérait comme le signe d’une ferveur exceptionnelle de communier six fois l’an) eut des précédents ici ou là dès les premiers siècles, spécialement en Orient ; à l’inverse des auteurs médiévaux présentent encore comme normale la communion fréquente au IXe s. (Raban Maur, Amalaire).
S. Thomas d’Aquin traite ainsi de la communion quotidienne dans la Somme. Dans la primitive Église, écrit-il (IIIa, Qu. 80, a. 10, ad 5m), lorsque la dévotion de la foi chrétienne était plus forte, il fut décidé que les fidèles communieraient quotidiennement. Puis, la charité s’étant souvent refroidie, et à cause de l’abondance des péchés, Innocent III décida que tous les fidèles devaient communier au moins une fois l’an, à Pâques. Il remarque que deux motifs louables sont ici en cause, en sens inverse l’un de l’autre : le respect qui incline à l’abstinence (id. obj. 3), alors que l’amour, lui, invite à la réception quotidienne. Cependant, poursuit-il, l’amour et l’espérance l’emportent sur la crainte (qui souvent, d’ailleurs, est ici une crainte d’amour, crainte filiale), assurant le dernier mot à la communion fréquente (id. ad 3m).
La pratique de la communion rare passa hélas en coutume, aussi les chrétiens les plus fervents furent-ils privés sans motif de sa réception. Le jansénisme y ajouta sa glaciale théologie de la grâce qui faisait de la réception eucharistique une récompense, au lieu d’être l’aliment et le remède dont parle la liturgie. Sans faire concurrence à la communion sacramentelle, la communion spirituelle, en maintînt le désir, jusqu’aux mesures libératrices de saint Pie X en 1905, laissant les enfants y accéder, eux qui sont si souvent nos modèles en la matière.
S. Augustin a parlé maintes fois de la communion, reçue rarement ou quotidienne-ment ; son avis vient en aide au temps inédit que nous vivons. Il reprochait aux orientaux de ne pas communier tous les jours, contredisant alors le commandement du Seigneur dans le Pater concernant le Pain quotidien (Sermo in monte Domini II, 7, 26). Pourtant dans une lettre célèbre, il reconnaît que l’une et l’autre pratique peuvent être signe de ferveur (L. 54 à Januarius, cap. III). Interrogeant S. Ambroise, témoin de sa conversion, sur la disparité d’usages liturgiques, ce qui donnait des scrupules à sa mère Monique, l’évêque de Milan lui avouait préférer les usages de Milan en sa ville tout en s’adaptant avec joie aux usages romains à Rome. Lorsque j’eus rapporté à ma mère cette réponse, conclut-il, elle s’y rendit sans difficulté. Depuis ce temps, j’ai souvent repassé cette règle de conduite, et je m’y suis toujours attaché comme si je l’avais reçue d’un oracle du ciel.
Appliquant cela ensuite à la pratique eucharistique, et remarquant les divers avis en la matière, il conclut : Que surtout chacun demeure dans la paix du Christ. Zachée et le centurion ne se disputèrent pas entre eux, ni se jalousèrent lorsque le premier reçut avec joie le Seigneur dans sa maison tandis que le second disait n’être pas digne de l’y recevoir. Tous les deux honoraient le Sauveur d’une faon différente et en quelque sorte contraire ; mais tous deux se savaient misérables par leurs péchés, tous deux obtinrent miséricorde. Faire bon visage contre mauvaise fortune, l’adage empirique est plus profond qu’il n’y paraît. Tirer le meilleur parti de ce que permet la Providence est le réflexe de la foi qui voit par en haut, de l’intuition intime qui perce les secrets de Dieu sans révolte, dans la patience qui rejoint Jésus dans sa Passion, avec sa sainte Mère, debout, silencieuse et adorante au pied de la Croix, amen.