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Solennité de la Toussaint, 1er Novembre 2019,

Notre Dame de Triors.

La foule des saints et des bienheureux constitue ces élus de Dieu dont vient de parler l’Apocalypse, tous marqués sur le front du signe de ses serviteurs (Ap. 7,3). Nul ne peut les dénombrer. Unis aux anges, ils louent le Seigneur : Bénédiction, gloire, sagesse, action de grâces, honneur, puissance et force à notre Dieu (Ap 7,9). Rendons gloire aujourd’hui pour la richesse, la diversité des saints suscités par Dieu au long des siècles et sous nos yeux, de toutes nations, tribus, peuples et langues (id°).

Et demain, l’Église nous fera prier pour une autre foule, celle des défunts qui ne sont pas encore dans le beau Paradis ; on le leur souhaite encore dans la prière, requiem aeternam dona eis Domine. Du lieu de cette purification, ils implorent notre aide. Notre prière au sein de l’Église universelle, l’offrande de Messes, les visites au cimetière, tout cela les rejoint dans leur attente, d’autant plus poignante que chez eux le désir de Dieu est immensément puissant. Le Purgatoire est un Avent qui nous semble cruel, mais qui est aussi plus admirable et plus ardent que celui qui prépare chaque année à Noël. Oui, n’oublions pas en ces jours nos parents et amis avec lesquels nous avons cheminé dans l’existence, cahin-caha peut-être, mais dans la recherche du bonheur que nous, nous savons être Dieu qui s’est révélé en Jésus-Christ notre Sauveur. La vie ici-bas n’a de sens que de Le désirer et rechercher d’autant mieux qu’Il s’est fait connaître. Ne privons donc pas nos défunts de ce secours, de ce don désirable et inestimable que nous pouvons leur faire en priant pour eux.

Rapprocher les saints et nos défunts, cela évoque aussi notre propre mort plus ou moins prochaine, passage inéluctable vers le mystère de Dieu. À cette heure-là, Il exaucera tout ce qui, en nous, L’aura cherché et désiré. Dans le désir de la dédommager de ses énergiques mérites, si petits à ses yeux, la petite Thérèse Le voit s’écrier ainsi : Maintenant mon tour. Au don que les saints m’ont fait d’eux-mêmes, puis je répondre autrement qu’en me donnant moi-même, sans restriction et sans mesure ? (4 juin 1887). Oui, prions pour nos défunts, nous avons à leur égard un rôle qui fait penser à celui des bienheureux qui intercèdent pour nous au ciel : l’analogie est éclairante et nous stimule. Entièrement tournés vers Dieu, ils nous connaissent en Lui comme ils nous voient en Lui. Quel admirable échange que le nôtre avec le Ciel, et avec le Purgatoire ! L’Église triomphante, l’Église souffrante, l’Église en pèlerinage, voilà l’Unam Sanctam Ecclesiam et la Communion des saints chantées dans le Credo. Toute fraternité humaine authentique, toute famille généreuse, tout cénobitisme réussi en est déjà un heureux indice.

Le beau voile du ciel est donc levé un petit peu avec ce passage de l’Apocalypse (7,2-12). Il nous mène ensuite à la magnifique litanie des Béatitudes (Mt. 5,1-12), telle un feu d’artifice qui éclaire notre vie morale toute entière. Elle est ponctuée par un refrain, beati – bienheureux. Le Seigneur semble impatient de délivrer son programme. Quand il commente le début de cet évangile, Jésus voyant cette foule, monta sur la montagne, S. Jean Chrysostome le compare à un artisan se frottant les mains de joie devant le beau travail à accomplir. Et de son côté, en grand philosophe qu’il est, S. Augustin déclare qu’il ne peut y avoir d’autre raison d’être que la fin du bien lui-même. Or la fin du bien, poursuit-il, c’est de rendre heureux, et c’est pour cela que Jésus-Christ débute son discours par la promesse de la béatitude : voilà pourquoi sont bienheureux les pauvres d’esprit. Pauvres d’esprit, pour lui, ce sont les humbles qui craignent Dieu, exempts de cet état d’esprit qui nous fait nous gonfler. S. Jérôme y voit en outre ceux qui, par l’inspiration de l’Esprit Saint, embrassent la pauvreté volontaire, c’est-à-dire les religieux.

S’adressant au début du Prologue de sa Règle à tout baptisé, S. Benoît nous guide aussi, avec le psalmiste, vers le bonheur : Quel est l’homme qui veut la vie et désire voir des jours heureux ? (cf. Ps 33,13). C’est cela uniquement que cet évangile a en vue. Et c’est précisément ce que tous souhaitent uniquement, la liste des béatitudes décrivant les dispositions intérieures qui nous feront entrer dans la région du vrai bonheur. Ne regardons pas à leur caractère très imprévu : les exigences du Royaume de Dieu bravent, c’est vrai, la pensée commune, elles démentent les idées courantes ; mais qu’importe, pour ceux qui croient en Dieu (Cf. Dom Paul Delatte, Év. t. I, p. 178s). Tout commence donc ici par l’apologie de la pauvreté, c’est-à-dire d’un certain détachement, d’un certain dénûment, qui n’est pas du tout ‘dédain’. Pour mériter de diffuser le bien et d’en être missionnaire, il faut cette pauvreté-là pour être heureux et rendre heureux comme le Seigneur nous rend heureux ainsi.

Une mère très chrétienne proposa un jour à sa petite cet étrange programme : Ma fille, tu ne dois jamais oublier de prier Dieu et de demander à ses saints d’intercéder pour nous. Mais surtout, dans ta prière, parle à Dieu des pauvres et des misérables qui ne croient plus en lui. C’était la maman de Mère Teresa : par elle, le Seigneur lui redisait l’importance missionnaire de la béatitude. Comme le Poverello au XIIème s., Mère Teresa au XXème en a exalté la force, l’énergie qui remue les montagnes, et cela d’une façon claire. Sa pauvreté évangélique, sanctionnée par le vœu de religion, a purifié et ennobli les pauvretés répugnantes tant qu’elles sont vécues loin de Dieu.

Oui, tous, fidèles et moines, nous avons le devoir de parler à Dieu des pauvres et de la plus terrible des misères, à savoir de ce monde qui pense devoir s’éloigner de Lui. Cela nous oblige à accepter nous-mêmes, surnaturellement, les dépouillements et tous les petits et grands pépins de la vie, donnant avec modestie le témoignage d’une vie silencieuse et cohérente. C’est celacrier Dieu’ au monde bavard, désorienté et perdu, gavé et frustré à la fois face à ses richesses fallacieuses. Bienheureux, répète le Seigneur par la liturgie, oui bienheureux sont alors les miséricordieux, les cœurs purs, les pacifiques, ceux qui souffrent persécution pour la justice et au nom du Christ.

Toutes les béatitudes se trouvent éminemment en Notre Dame, à partir de la première. Dieu a vu en effet sa pauvreté dans son humilité insondable pour nous, respexit humilitatem, aussi toutes les générations la disent bienheureuse, beata quae credidisti, amen.