+

Solennité du Transitus de N. Bx Père S. Benoît,

Notre Dame de Triors, le 22 mars 2021.

Le trépas de saint Benoît a-t-il eu lieu un jour d’équinoxe de printemps ? Le modeste début de la douce saison évoque assurément, et de façon admirable, l’équilibre de sa doctrine et de sa vie avant le déploiement de toute sa richesse interne. Le vénérable Pie XII vantait en sa Règle l’admirable jumelage de vertus pourtant contrastées qui lui confère cet attrait à la fois si humble et puissant : prudence et simplicité, humilité et généreux courage, douceur tempérée de sérieux, ainsi que cette saine liberté qui ennoblit la nécessaire obéissance. Dans la Règle, poursuivait-il en s’appuyant sur le Panégyrique de Bossuet faisant son éloge, la correction conserve sa vigueur, mais l’indulgence et la bonté l’agrémentent de suavité ; les préceptes gardent toute leur fermeté, mais l’obéissance donne repos aux esprits et paix aux âmes ; le silence plaît par sa gravité, mais la conversation s’orne d’une douce grâce ; enfin l’exercice de l’autorité ne manque pas de force, mais la faiblesse ne manque pas d’y trouver un soutien (Enc. Fulgens radiatur, 21 mars 1947).

Le Prologue est à la Règle ce que le printemps est aux belles promesses d’été. Il donne le ton et suscite d’emblée le désir de conquérir cet équilibre vanté par Bossuet. Il ne s’agit pourtant que d’une simple exhortation à vivre dans la lumière, sous la conduite de l’évangile. Il est émaillé de citations scripturaires ; un verset du IVème évangile irradie plus particulièrement cette lumière de la foi divine donnant accès et faisant goûter son premier mot, ausculta. Il s’agit d’une injonction qui est faite, d’écouter le père très aimant qui invite à Le suivre. Marchez, dit donc l’évangile (Jn. 12,35), courrez, insiste S. Benoît, oui courrez pendant que vous avez la lumière, de peur que les ténèbres ne vous surprennent.

Dans son Commentaire, le Grand Père abbé en rapproche un passage similaire de S. Jean également : Celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais il aura la lumière de la vie (Jn. 8,12). Pour Dom Delatte, il s’agit inséparablement de la Personne de Jésus lui-même, notre lumière, et de la foi divine, lumière théologale qui fait marcher et même courir divinement (Com. p. 9). À partir de ce verset, il comparait devant les moniales la lumière qu’est le Seigneur dans notre vie intérieure, à la colonne de feu et à la nuée guidant le peuple élu dans le désert. Oui, notre vie est heureuse, insistait-il, quand elle est guidée par lui. Notre vie cachée devient même la vraie lumière du monde entier, d’autant plus que l’humilité justement la cache dans la Face de Dieu. On pourrait contester ces images à la fois prétentieuses et contradictoires : un flambeau qui marche, un flambeau qui, même, fait courir le moine selon le Prologue. L’image disparate ne déconcerte que les esprits étroitement mécaniques ; mais décidément le Seigneur est ainsi à notre égard, nous conduisant à la vraie vie, étant lui-même cette vie véritable (S. Jean aux moniales, t. II, p. 238-241).

À dire vrai, S. Augustin l’avait précédé en ce genre d’exégèse. Sur ce verset il voit le Sauveur nous faire passer des yeux du corps à ceux du cœur : Celui qui me suit ne marche pas dans les ténèbres, mais il aura la lumière de vie. Et on pense alors au psaume XXXV : Quoniam apud te est fons vitae – en Vous est la source de vie, aussi par Votre lumière, nous voyons la lumière. Nous verrons la lumière dans Votre lumière, insiste le saint docteur, parce qu’en Vous est la source de vie. Puis il précise : Dans les choses extérieures qui sont à l’usage du corps, la lumière est distincte de sa source : une gorge desséchée cherche la source, l’œil demande la lumière ; mais en Dieu, la lumière est la même chose que la source, Dieu est tout à la fois la lumière qui brille pour éclairer, et la source qui coule pour étancher la soif.

C’est en 1947 que Pie XII rédigea son encyclique en l’honneur de S. Benoît ; c’était donc au lendemain de la guerre ; le Mont Cassin n’était qu’un monceau de ruines fumantes, avec un tout petit monastère rescapé à côté. Il invitait pourtant la société à regarder vers N. Bx Père avec une studieuse et diligente attention, ainsi que ses enseignements et ses hauts faits. On ne saurait échapper alors à l’attrait de son esprit et à la force de son influence. Notre siècle, disait-il alors, rempli et désaxé lui aussi par tant de graves ruines matérielles et morales, par tant de dangers et de désastres, peut (et même doit) lui demander des remèdes nécessaires et opportuns. Le vénérable Pape invitait à conclure doucement et dans l’intime de la conscience que les principes sacrés de la religion et les normes de vie qu’elle édicte sont les seuls fondements, les plus solides et les plus stables de l’humaine société. Une fois renversés ou affaiblis, il s’ensuit presque fatalement que tout ce qui est ordre, paix, prospérité des peuples et des nations se détruit progressivement. Nous en avons la preuve sous nos yeux, des ruines fumantes.

La grande culture de Pie XII associait cette apaisante recommandation à l’évangile adapté par notre Règle, avec la sagesse antique qui voyait dans la piété et la religion la sauvegarde de l’ordre social : Vous autres, Pontifes, écrivait Cicéron, pour protéger la ville, vous l’encerclez plus efficacement par la religion que ne le font les murailles elles-mêmes (de natura deorum, II c. 40). La Cité de Dieu d’Augustin et la Règle bénédictine ont fait sortir la société de l’hiver barbare pour l’introduire peu à peu dans le printemps social qu’appelait de ses vœux le célèbre sage païen. Pourtant régulièrement des hérésies tenaces prêchent un ciel sur terre sans la croix, sans Dieu sinon l’homme lui-même, ou plutôt une idéologie-prophète d’une nouvelle religion sans Jésus et sans Dieu, confiée à un Führer ou à une poignée de technocrates. Pie XII dénonçait cela avec le même Cicéron : Une fois disparues la sainteté et la religion, suit le désordre de l’existence, avec une grande confusion ; et je ne sais si, la piété une fois supprimée, ne disparaîtront pas également la confiance et la bonne entente entre les mortels, ainsi que la plus excellente de toutes les vertus, la justice (op.cit., I c. 2).

La Règle vécue simplement ne cherche que la joie venue du ciel, largement répandue dans une société paisible enracinée dans l’évangile. Les Totila de tous les temps n’y peuvent rien, car elle fédère l’immense cortège des âmes humbles et fidèles disséminées comme un ferment et rayonnant la joie de Dieu par sa sainte Mère, amen.