Épiphanie 2020

+

Épiphanie du Seigneur,

lundi 6 janvier 2020, Notre Dame de TRIORS.

Mes bien chers Frères, mes très chers Fils,

L’évangile d’hier et celui de ce matin se partagent le c. IIIème de S. Mathieu. Nous venons d’entendre l’épopée des Mages à la recherche de l’Enfant Jésus. Après leur enquête patiente, ils L’ont découvert avec Marie sa Mère et ont déposé à ses pieds leur vie toute entière, à travers l’offrande de leurs dons symboliques (Mt. 2,1-12). La scène magnifique séduit encore notre temps pourtant si peu ouvert à l’admiration du mystère de Dieu se dévoilant à nous : trop souvent elle préfère ses ténèbres à la lumière venue d’En-Haut. Le Pape François le remarquait à Noël : Oui, il y a des ténèbres dans les cœurs humains, mais plus grande est la lumière du Christ. Oui, il y a des ténèbres dans les relations personnelles, familiales, sociales, mais plus grande est la lumière du Christ. Il y a des ténèbres dans les conflits économiques, géopolitiques et écologiques, mais plus grande est la lumière du Christ (Message urbi & orbi).

Nos conflits manigancés font penser à celui que relate l’Évangile : le drame eut lieu après le départ des Mages, avec l’intrusion d’Hérode, grossière et meurtrière, obligeant la sainte Famille à fuir en Égypte. Hier l’évangile décrivait son retour après la mort du tyran (Mt. 2,19-23), retour de la Lumière là où elle devait briller tout d’abord, car plus grande est la lumière du Christ, comme le souligne le Pape, la Lumière aura le dernier mot. La Lumière vient en ce monde éclairer tout homme (Jn. 1,9), elle se cache parfois un temps, pour reparaître plus claire que jamais, la Lumière ne connaît pas d’échec face aux projets humains qui veulent l’obscurcir. Notre foi est cette Lumière divine offerte à chacun de nous, victorieuse du monde, dit S. Jean (I Jn. 5,4) : elle est victorieuse, à travers l’obéissance au devoir d’état, à travers la docilité et l’humilité, donnant alors à notre prudence de marcher toujours au pas de la Providence.

La mystérieuse étoile du récit de ce matin figure en effet la lumière que la foi répand dans les âmes, explique S. Léon. Nous l’avons vue dans l’Orient (Mt. 2,2), disent les Mages, et ils l’ont prise au sérieux. S. Augustin souligne la ferme résolution de leur démarche morale qui engage toute leur vie : Ils font connaître ce qu’ils ont vu, et en même temps ils interrogent, ils croient et ils cherchent : figure en cela de ceux qui marchent à la lumière de la foi et qui désirent jouir de la claire vue. L’étoile se dérobe un temps, affinant et purifiant leur recherche, puis elle réapparaît à leur plus grande joie (Mt. 2,9s). La glose médiévale décrit avec minutie cet ultime contact avec l’étoile au moment où les Mages atteignent leur but : Elle ralentit sa marche jusqu’à l’instant où elle les mène aux pieds de l’enfant. Elle se met à leur disposition, mais sans leur commander. Elle montre au Sauveur ses adorateurs, éclairant la grotte d’une abondante lumière, inondant le toit de cette étable de ses rayons éclatants, puis elle disparaît, comme le dit l’Évangile : Jusqu’à ce qu’étant arrivée sur le lieu où était l’enfant, elle s’y arrêta (Mt. 2,9).

L’étoile disparaît quand elle a mené à la Lumière née de la Lumière ; Dieu est reconnu en Jésus et les Mages se prosternent et l’adorent (Mt. 2,11) : oui, la médiation de l’étoile n’est plus nécessaire puisqu’est reconnue désormais la Lumière divine, source de toute lumière créée, celle des anges et des étoiles comme celle de la raison humaine agissant avec droiture. Ici, la foi de Marie peut être rapprochée de la foi d’Abraham, disait Benoît XVI lors de sa dernière Épiphanie comme Pape, la décrivant en contraste avec la foi ouverte désormais aux païens dans la personne des Mages, et il poursuivait : C’est le commencement nouveau de la même promesse, du même immuable dessein de Dieu : il trouve aujourd’hui son plein accomplissement en Jésus-Christ. Et la lumière du Christ est si limpide et forte qu’elle rend intelligible le langage du cosmos à l’unisson des Écritures si bien que tous ceux qui, comme les Mages, sont ouverts à la vérité peuvent la reconnaître et arriver à contempler le Sauveur du monde : à partir du noyau, personnifié par Marie, la Fille de Sion, à partir du noyau d’Israël, le peuple qui connaît Dieu, qui a foi en Dieu qui s’est révélé aux patriarches, et sur la route de l’histoire, voici maintenant les Mages venus d’Orient. Et le Pape citait S. Léon : Qu’elle entre, qu’elle entre donc dans la famille des patriarches la grande foule des nations. Que tous les peuples adorent le Créateur de l’univers, et que Dieu soit connu non seulement en Judée, mais par toute la terre (Angelus, 6 janvier 2013).

Pourtant à la famille des patriarches et avant la grande foule des nations, il manque encore Jean Baptiste et les apôtres que la liturgie associe aujourd’hui aux Mages, pour former avec eux un lumineux triptyque. Dès la naissance, la Mère de Jésus montre le Messie aux païens, puis trente ans plus tard, la voix du Père accréditée par la colombe du Saint-Esprit montre à Jean Baptiste l’origine divine du Messie, tandis qu’Il se dévoilait Lui-même à ses apôtres, par son premier miracle à Cana, avec l’eau changée en vin, évoquant l’Heure de l’effusion de son Sang.

De la crèche à la Croix (Ste Édith Stien), le mystère de l’Incarnation est plus immense que nous ne pourrons jamais le comprendre. Marie Noël dont le pseudonyme honore le souvenir d’un frère décédé à Noël écrit bien cela : De fils, ô mon Dieu, je n’en avais pas. Vierge que je suis, vous, Tout-Puissant, me l’avez donnée. De chair, ô mon Dieu, vous n’en aviez pas, pour rompre avec eux le pain du repas. De mort, ô mon Dieu, vous n’en aviez pas, pour sauver le monde. Mon petit, c’est moi qui te l’ai donnée.

La proclamation des fêtes mobiles dans un instant nous fera passer de Noël au cycle pascal, c’est-à-dire de l’Incarnation du Verbe à la Rédemption, puisque Jésus est venu pour nous sauver dans son Sang : le bois de la crèche y devient celui de la Croix. Nous voulons aborder avec Notre Dame ce tournant liturgique et sa joie sérieuse, Alma Redemptoris Mater, Stella Maris, peccatorum miserere, amen.

 

Noël 2019

+

Noël, mercredi 25 décembre 2019,

Messe de minuit à Notre Dame de Triors.

 

Mes bien chers Frères, mes très chers Fils,

La longue veille de la nuit nous a menés à la crèche de Bethléem. À l’issue de la Vigile, la petite statue de Jésus enfant a été déposée en procession dans la crèche au fond de l’église, au chant du cantique bien connu de tous, Il est né le Divin Enfant. Le Pape François disait récemment que le cœur de la crèche commence à battre quand, à Noël, nous y déposons le santon de l’Enfant Jésus (Admirabile signum, 8). C’est donc chose faite. Puis la messe a commencé à minuit, la crèche devenant alors pour nous comme un évangile vivant, soulignait encore le Pape (A.S., 1). D’ailleurs le récit évangélique de la naissance de Jésus a suivi, nous rendant en quelque sorte contemporains de l’événement. Enfin dans un instant, la sainte Eucharistie, Jésus en personne, sera là sur l’autel, mieux encore que dans la crèche pourtant si parlante. Comme à chaque messe, il vient pour s’unir à ceux qui auront le privilège de communier, et habiter le cœur de tous en proportion de leurs dispositions de foi.

Au début du mois, le Pape nous a offert en effet une belle Lettre sur la valeur pastorale de nos crèches. S. François d’Assise dont il a pris le nom, a contribué à l’introduire dans nos mœurs. Son biographe décrit la scène ainsi : Un 25 décembre, de nombreux frères se rassem-blèrent à Greccio accompagnés d’une foule provenant de toute la région, apportant fleurs et torches pour illuminer cette sainte nuit. Quand François arriva, il trouva la mangeoire avec la paille, le bœuf et l’âne. Les gens manifestèrent une joie indicible jamais éprouvée auparavant devant la scène de Noël. Puis le prêtre, sur la mangeoire, célébra solennellement l’Eucharistie, montrant le lien entre l’Incarnation du Fils de Dieu et l’Eucharistie. À cette occasion, à Greccio, il n’y a pas eu de santons, poursuit le Pape : la crèche a été réalisée et vécue par les personnes présentes elles-mêmes (A.S., 2). À nous de jouer maintenant, mes Frères.

De fait, tout est éloquent en cette nuit si noire et si longue, mais illuminée par la venue de Jésus. Tout prend un sens ici, dit le Saint-Père : Pensons seulement aux nombreuses fois où la nuit obscurcit notre vie. Eh bien, même dans ces moments-là, Dieu ne nous laisse pas seuls (A.S., 4). Il vient nous aider, il vient nous sauver, il vient nous aimer. En entrant dans ce monde, écrit encore le Pape François, le Fils de Dieu est déposé à l’endroit où les animaux vont manger. La paille devient donc le premier berceau pour Celui qui se révèle comme «le pain descendu du ciel» (Jn. 6,41). Il précise que c’est une symbolique, que déjà S. Augustin avec d’autres Pères, avait saisie : «Allongé dans une mangeoire, il est devenu notre nourriture» (Serm. 189,4). Réellement, la crèche contient plusieurs mystères de la vie de Jésus de telle sorte qu’elle nous les rend plus proches de notre vie quotidienne (A.S., 2).

Les Pères ont en effet souligné le sens profond de Noël : la longue nuit de solstice en particulier nous révèle des mystères cachés, dit S Grégoire de Nysse (Serm. pour la Nativité), les jours vont rallonger, cela nous invite à désirer et contempler la vraie lumière qui se lève sur l’univers entier. S. Augustin remarque que ce jour le plus court de 1’année nous rappelle que le Verbe de Dieu s’y est fait tout petit. Mais choisissant le jour à partir duquel les autres jours commencent à grandir, il montre qu’il vient faire grandir toutes choses (Serm. 192,3). S. Ambroise décrit sa sortie du sein maternel comme une explosion de lumière : couché et caché dans une caverne, son regard de foi le voit environné d’une lumière toute céleste, déclenchant le concert des anges aux bergers (in Luc, II 43). Tout cela est beau, tout cela est vrai et doit nous donner une joie profonde qui ne trompe pas, à l’inverse de ces menus plaisirs qui nous sont présentés, se révélant ensuite comme des mirages frustrants.

D’ailleurs Noël vient déranger nos petits conforts à courte vue pour élever nos esprits dans un beau sursum corda. À Noël la douceur et l’humilité du cœur de cet Enfant s’imposent à nos forces illusoires quand elles sont brutales, à nos convoitises qui ne sont que des fantasmagories. Les bergers avaient, paraît-il, mauvaise réputation à l’époque, un peu comme nos migrants indéfinissables et inassimilables. Pourtant le chant des anges, puis le charme de la crèche ont eu raison de leur défauts ; la suite de la page d’évangile les montre transformés et radieux près des Trois de la Crèche, Jésus Marie et Joseph, faisant un peu penser à la ronde des élus de Fra Angelico.

Mais pour nous ? Malgré les apparences, le mystère de Noël a du mal à pénétrer le cœur de notre société qui ne veut pas trop se souvenir de son origine chrétienne. La France, baptisée à Noël en 496, n’en garde que les paillettes insignifiantes de l’extérieur ; elle est devenue prisonnière de son habitude de bouder l’Enfant. Du coup, elle perd ses repères élémen-taires pour défendre tout enfant et toute fragilité, elle craint même l’innocence qui devrait faire sa joie et sa fierté. Des lois subtilement perverses contribuent à multiplier les confusions dans la transmission de la vie, pour satisfaire une poignée de personnes plus à plaindre qu’à juger, rendues en état d’addiction affective et menaçant l’honnêteté du petit peuple désarmé face à ces dérèglements. L’archevêque de Paris a encouragé la grande foule à manifester en masse, cette foule ignorée des ténors des médias ; elle n’a plus que sa présence physique pour plaider en faveur de l’innocence, et en fin de compte pour rejoindre les santons de la Crèche où Jésus nous sourit à tous.

Alors n’ayons pas peur, l’Enfant de la crèche continue de rayonner la joie, palpable chez les bergers. Cette joie devient l’arme pacifique du grand combat pour l’innocence, l’amour vrai et la vraie paix venue du ciel. Avec saint Jean XXIII, et par Marie, la Mère si pure de Jésus, nous lui faisons cette prière :  Ô doux enfant de Bethléem, accorde-nous de communier de toute notre âme au profond mystère de Noël. Mets dans le cœur des hommes cette paix qu’ils recherchent parfois si âprement, et que toi seul peux leur donner. Aide-les à se connaître mieux, et à vivre fraternellement comme les fils d’un même Père. Découvre-leur ta beauté, ta sainteté, ta pureté. Éveille dans leurs cœurs l’amour et la reconnaissance pour ton infinie bonté. Unis-les tous dans ta charité et donne-nous ta céleste paix. Amen.

Solennité de la Toussaint 2019

+

Solennité de la Toussaint, 1er Novembre 2019,

Notre Dame de Triors.

La foule des saints et des bienheureux constitue ces élus de Dieu dont vient de parler l’Apocalypse, tous marqués sur le front du signe de ses serviteurs (Ap. 7,3). Nul ne peut les dénombrer. Unis aux anges, ils louent le Seigneur : Bénédiction, gloire, sagesse, action de grâces, honneur, puissance et force à notre Dieu (Ap 7,9). Rendons gloire aujourd’hui pour la richesse, la diversité des saints suscités par Dieu au long des siècles et sous nos yeux, de toutes nations, tribus, peuples et langues (id°).

Et demain, l’Église nous fera prier pour une autre foule, celle des défunts qui ne sont pas encore dans le beau Paradis ; on le leur souhaite encore dans la prière, requiem aeternam dona eis Domine. Du lieu de cette purification, ils implorent notre aide. Notre prière au sein de l’Église universelle, l’offrande de Messes, les visites au cimetière, tout cela les rejoint dans leur attente, d’autant plus poignante que chez eux le désir de Dieu est immensément puissant. Le Purgatoire est un Avent qui nous semble cruel, mais qui est aussi plus admirable et plus ardent que celui qui prépare chaque année à Noël. Oui, n’oublions pas en ces jours nos parents et amis avec lesquels nous avons cheminé dans l’existence, cahin-caha peut-être, mais dans la recherche du bonheur que nous, nous savons être Dieu qui s’est révélé en Jésus-Christ notre Sauveur. La vie ici-bas n’a de sens que de Le désirer et rechercher d’autant mieux qu’Il s’est fait connaître. Ne privons donc pas nos défunts de ce secours, de ce don désirable et inestimable que nous pouvons leur faire en priant pour eux.

Rapprocher les saints et nos défunts, cela évoque aussi notre propre mort plus ou moins prochaine, passage inéluctable vers le mystère de Dieu. À cette heure-là, Il exaucera tout ce qui, en nous, L’aura cherché et désiré. Dans le désir de la dédommager de ses énergiques mérites, si petits à ses yeux, la petite Thérèse Le voit s’écrier ainsi : Maintenant mon tour. Au don que les saints m’ont fait d’eux-mêmes, puis je répondre autrement qu’en me donnant moi-même, sans restriction et sans mesure ? (4 juin 1887). Oui, prions pour nos défunts, nous avons à leur égard un rôle qui fait penser à celui des bienheureux qui intercèdent pour nous au ciel : l’analogie est éclairante et nous stimule. Entièrement tournés vers Dieu, ils nous connaissent en Lui comme ils nous voient en Lui. Quel admirable échange que le nôtre avec le Ciel, et avec le Purgatoire ! L’Église triomphante, l’Église souffrante, l’Église en pèlerinage, voilà l’Unam Sanctam Ecclesiam et la Communion des saints chantées dans le Credo. Toute fraternité humaine authentique, toute famille généreuse, tout cénobitisme réussi en est déjà un heureux indice.

Le beau voile du ciel est donc levé un petit peu avec ce passage de l’Apocalypse (7,2-12). Il nous mène ensuite à la magnifique litanie des Béatitudes (Mt. 5,1-12), telle un feu d’artifice qui éclaire notre vie morale toute entière. Elle est ponctuée par un refrain, beati – bienheureux. Le Seigneur semble impatient de délivrer son programme. Quand il commente le début de cet évangile, Jésus voyant cette foule, monta sur la montagne, S. Jean Chrysostome le compare à un artisan se frottant les mains de joie devant le beau travail à accomplir. Et de son côté, en grand philosophe qu’il est, S. Augustin déclare qu’il ne peut y avoir d’autre raison d’être que la fin du bien lui-même. Or la fin du bien, poursuit-il, c’est de rendre heureux, et c’est pour cela que Jésus-Christ débute son discours par la promesse de la béatitude : voilà pourquoi sont bienheureux les pauvres d’esprit. Pauvres d’esprit, pour lui, ce sont les humbles qui craignent Dieu, exempts de cet état d’esprit qui nous fait nous gonfler. S. Jérôme y voit en outre ceux qui, par l’inspiration de l’Esprit Saint, embrassent la pauvreté volontaire, c’est-à-dire les religieux.

S’adressant au début du Prologue de sa Règle à tout baptisé, S. Benoît nous guide aussi, avec le psalmiste, vers le bonheur : Quel est l’homme qui veut la vie et désire voir des jours heureux ? (cf. Ps 33,13). C’est cela uniquement que cet évangile a en vue. Et c’est précisément ce que tous souhaitent uniquement, la liste des béatitudes décrivant les dispositions intérieures qui nous feront entrer dans la région du vrai bonheur. Ne regardons pas à leur caractère très imprévu : les exigences du Royaume de Dieu bravent, c’est vrai, la pensée commune, elles démentent les idées courantes ; mais qu’importe, pour ceux qui croient en Dieu (Cf. Dom Paul Delatte, Év. t. I, p. 178s). Tout commence donc ici par l’apologie de la pauvreté, c’est-à-dire d’un certain détachement, d’un certain dénûment, qui n’est pas du tout ‘dédain’. Pour mériter de diffuser le bien et d’en être missionnaire, il faut cette pauvreté-là pour être heureux et rendre heureux comme le Seigneur nous rend heureux ainsi.

Une mère très chrétienne proposa un jour à sa petite cet étrange programme : Ma fille, tu ne dois jamais oublier de prier Dieu et de demander à ses saints d’intercéder pour nous. Mais surtout, dans ta prière, parle à Dieu des pauvres et des misérables qui ne croient plus en lui. C’était la maman de Mère Teresa : par elle, le Seigneur lui redisait l’importance missionnaire de la béatitude. Comme le Poverello au XIIème s., Mère Teresa au XXème en a exalté la force, l’énergie qui remue les montagnes, et cela d’une façon claire. Sa pauvreté évangélique, sanctionnée par le vœu de religion, a purifié et ennobli les pauvretés répugnantes tant qu’elles sont vécues loin de Dieu.

Oui, tous, fidèles et moines, nous avons le devoir de parler à Dieu des pauvres et de la plus terrible des misères, à savoir de ce monde qui pense devoir s’éloigner de Lui. Cela nous oblige à accepter nous-mêmes, surnaturellement, les dépouillements et tous les petits et grands pépins de la vie, donnant avec modestie le témoignage d’une vie silencieuse et cohérente. C’est celacrier Dieu’ au monde bavard, désorienté et perdu, gavé et frustré à la fois face à ses richesses fallacieuses. Bienheureux, répète le Seigneur par la liturgie, oui bienheureux sont alors les miséricordieux, les cœurs purs, les pacifiques, ceux qui souffrent persécution pour la justice et au nom du Christ.

Toutes les béatitudes se trouvent éminemment en Notre Dame, à partir de la première. Dieu a vu en effet sa pauvreté dans son humilité insondable pour nous, respexit humilitatem, aussi toutes les générations la disent bienheureuse, beata quae credidisti, amen.

Solennité de la Dédicace 2019

+

Solennité de la Dédicace,

Notre Dame de TRIORS, le samedi 12 octobre 2019.

Le petit Zachée était grand surtout en rapines (Cf. Luc 19,1ss). À l’amorce de la vie publique, le publicain Mathieu avait déjà été appelé par le Seigneur, appartenant lui aussi à la même corporation honnie (Luc 5,27s). Mais avec Zachée, c’est tout autre chose : il est déclaré princeps publicanorum, haut-gradé dans l’administration du fisc à la solde des romains, collaborant sans scrupule avec les envahisseurs. Son petit corps contrastait donc avec ce grand et sordide pouvoir financier. On comprend la réaction d’un Père grec : Deux choses vraiment empêchaient Zachée de voir Jésus : la foule des hommes limitait son regard, mais surtout l’immensité de ses crimes le rendait minuscule et méprisable en taille morale (Tite de B.).
S. Ambroise s’étonne que S. Luc se soit cru obligé de préciser ainsi sa taille : Nulle mention dans l’évangile de la taille de personne, écrit-il, sauf pour lui. Sa malice sans doute le rapetissait et lui ôtait la foi, vraiment c’est un « minus » ! Mais S. Ambroise conclut sur un ton d’autant plus triomphal : Et le voilà pourtant qui a trouvé grâce devant Dieu. Bède renchérit : Monter sur le sycomore, pour lui, équivalait à monter sur l’arbre de la Croix. On peut alors lui appliquer le mot de S. Paul : À Dieu ne plaise que je me glorifie, si ce n’est dans la Croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ (Ga. 6,14). Zachée, poursuit-il, c’est le chameau de l’évangile déposant sa lourde bosse pour passer par le trou de l’aiguille (Cf. Luc 18,25).

La formule étonnante et impossible de l’évangile se trouve réalisée presque à la lettre. Pour S. Thomas, une telle conversion morale est impossible a priori ; une telle transformation défie l’ordre de la nature, la justification d’un pécheur dépasse la création de l’univers, dit-il (Ia-IIae, Qu.113, a.9). Néanmoins, l’église est le lieu de ces miracles, le mystère de la Dédicace redit silencieusement et efficacement cette belle et immense vérité devant Dieu et ses anges. L’arbre de la Croix s’y prolonge chaque jour dans le Saint Sacrifice de la messe, miracle des miracles, et les divers sacrements, reçus avec fruit, sanctifient les âmes, renouvelant l’épisode de Zachée sur le sycomore. Domum tuam decet sanctitudo, votre maison n’est faite que pour respirer votre sainteté, nous arrachant à l’impiété (Ps. 109). Votre maison a pour mission d’attirer les Zachée pour en faire des publicains contrits priant humblement leur Kyrie eleison au fond du temple (Cf. Luc 18,10s).

Il me faut descendre chez toi, lui dit le Seigneur : Zachée vient de se hisser sans honte sur l’arbre, et cela tout simplement pour voir Jésus. Mais un tel désir, aussi ténu puisse-t-il paraître, rejoint le désir de Jésus de souper avec lui, comme dit l’Apocalypse. Le Maître se tenait déjà à la porte de son cœur, il frappait en murmurant : Si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui, je souperai avec lui et lui avec moi (Apoc. 3,20). Au-delà de l’Apocalypse, c’est la formule du Cantique des cantiques (2,16 ; 6,3), appliquée ici au chef des publicains-pécheurs, au même titre qu’à Madeleine sortant de sa vie turbulente.

Oui, il faut le redire, le Maître s’est introduit en Zachée par la grâce invisible qui avait fait naître son désir de le voir. Puis Zachée acquiesce avec joie au désir concomitant de Jésus de souper chez lui avec le gîte de la nuit. Un livre récent voit dans cette page d’évangile le type achevé de la miséricorde divine qui reconstruit tout en grand et en beau. Le fils prodigue accueilli par son père, c’était une parabole ; ici elle se réalise un instant sous les yeux des juifs scandalisés de cette condescendance, au même titre que le frère aîné qui ne comprit pas la miséricorde du père (Luc 15,11ss. Cf. Pierre Coulange, Zachée ou l’accueil du salut, Cerf & ND de Vie, 2016). C’est que la miséricorde divine peut nous rendre miséricordieux comme Dieu est miséricordieux (Luc 6,36), imprimant son image et ressemblance dans le cœur du pécheur repentant en lui donnant de pardonner par sa grâce. Et cela se voit, et cela a des conséquences : ici Zachée déclare au Seigneur céder la moitié de ses biens aux pauvres, prouvant qu’il est à la fois pardonné, mais aussi guéri de sa vénalité. En cela, aux yeux de Jésus, le publicain devient comme un nouvel Abraham, quand il le félicite qu’il en soit montré un digne fils (Cf. Luc 19,10).

Cette réflexion rejoint, me semble-t-il, notre actualité. Des maîtres de la finance nous gouvernent ; ils sont doués et choisis pour cela, pourtant la réalité concrète leur échappe bien souvent et les champions financiers sont souvent des petits qui ne voient pas à cause de la foule, qui ne voient pas et n’entendent pas non plus la foule, éloignés qu’ils sont de ceux qu’ils doivent aider. Le dialogue manque, malgré la multiplication des initiatives faites pour cela, et quand la voix de la rue crie vers eux, ils se montrent petits en taille et en jugement. Puisse en revanche le cri de la foule devenir prière des petits, les chéris du Seigneur, pour qu’Il éclaire leur discernement et les aide à ressembler à Zachée montant humblement sur l’arbre pour voir Jésus perdu dans la foule.

Dès lors, le sycomore fait penser à l’échelle de l’humilité que propose S. Benoît (RG c. VII). Justement il compare celui qui parvient au sommet de cette échelle à Zachée, devenu le publicain bourrelé de remords, qui prie au fond du temple en reconnaissant sa misère (Cf. Luc 18,10s & 19,1s). Mieux encore, le sycomore, c’est la Très Sainte Vierge Marie. Jésus n’a pas où reposer la tête, mais il a daigné et voulu demeurer en son sein, avant de demeurer un soir chez Zachée. Les neuf mois de l’Incarnation du Verbe sont une leçon permanente pour les pécheurs de tous les siècles : nous sommes invités à le recevoir pour bénéficier de l’Emmanuel, Dieu-avec-nous venant souper avec nous. Mieux qu’à Cana, c’est le vaste manteau de la Mater Misericordiae, Mère de la Miséricorde, qui accueillent les corporations douteuses, qui à son contact deviennent en son divin Fils, douces et humbles de cœur (Cf. Mt ), amen.

Solennité de l’Assomption de Notre Dame 2019

Solennité de l’Assomption de Notre Dame,

Notre Dame de TRIORS, Jeudi 15 août 2019.

Les deux derniers mystères glorieux du Rosaire débordent du cadre de l’Écriture Sainte, alors que les autres y sont tous mentionnés explicitement. Après le mystère de la Pentecôte, nous honorons l’Assomption de Notre Dame au ciel, cet au-delà où nous oriente l’Apocalypse avec le couronnement triomphal : cela a été évoqué au début de la messe : Mulier amicta sole – la femme revêtue du soleil, (Apoc. 12,1). Il semble que seuls les anges soient témoins de son entrée dans la gloire : l’alleluia de ce jour dit sobrement que Marie est montée au ciel, mettant dans la joie l’armée des anges. La liturgie précise aussi que cette joie accroît leur liturgie céleste : ils louent et bénissent le Seigneur, comme jamais (Cf. All de la messe et 1a ant. Vesp.).

Néanmoins, le 2nd mystère joyeux du saint Rosaire préparait cette recrudescence de louange au ciel. La rencontre entre Marie et Élisabeth, la vieille cousine, a précédé la joie des anges, tandis qu’elle la salua comme la bénie entre toutes les femmes (1,41-50). Certes l’ange Gabriel dans le secret avait déjà tout préparé. Mais ce dialogue dans la maison d’Élisabeth a eu lieu sur notre terre, nous donnant au surplus la louange hors pair du Magnificat que les anges poursuivent désormais avec Elle. Ce chant du ciel avait donc déjà été rodé ici-bas d’une façon qui stimule l’Église de la terre : chaque soir elle le met à l’honneur.

Ad superna semper intenti : La belle formule de la collecte éclaire les diverses versions de la louange, celle des anges, celle d’Élisabeth, celle de d’Église qui reçoit le Magnificat. La terre n’a de sens qu’avec cette tension vers le ciel. Hélas l’actualité semble un démenti flagrant ; l’actualité crie, elle aboie exactement l’inverse, ad inferna semper intenti. L’humanité, anxieuse et tendue avec angoisse vers les réalités d’en bas, infernales, c’est-à-dire qui mettent l’enfer sur la terre : l’humanité semble condamnée à des guerres interminables qui la désespèrent et la tentent de plus en plus de ne plus jamais regarder vers le ciel : Adhaesit in terra venter noster, nous collons à la terre dit le psaume (Ps. 43,26).

Cette impuissance morbide est l’indice que la foi a diminué et que la charité non feinte est bien refroidie (II Cor. 6,6). De fait, la société s’organise de façon de plus en plus technique et de moins en moins spirituelle : tout semble organisé pour que le Bon Dieu devienne insignifiant, puis finalement inexistant aux yeux du grand nombre. La société est à l’image de Nietzsche dont on a écrit : Entre le monde qu’il méprise et le ciel qu’il refuse, il enfonce l’homme dans l’isolement absolu (Nietzsche et l’espérance, G. Thibon, p. 23).

Il n’en fut pas toujours ainsi. Au début du XVIIIème s., Benoîte Rencurel processionnait au Laus avec les anges du 15 août, à la suite de Marie, priant de façon efficace pour la paix et la conversion des pécheurs. À la même époque, S. Alphonse de Liguori rapprochait la visitation de Marie chez sa cousine avec l’entrée de l’Arche d’Alliance dans la maison d’Obed-Édom, au temps du roi David. Une famille s’estime heureuse lorsqu’elle est visitée ainsi, remarque-t-il, à cause de l’honneur qu’elle en reçoit (Les Gloires de Marie, p. 276 ; Cf. I Chr. 13,14). A fortiori en bénéficient maintenant quiconque reçoit l’amoureuse visite de l’arche vivante de Dieu, de la divine Mère. Il n’y a plus qu’à s’en remettre à Elle. Élisabeth en a bénéficié naguère ; chacun d’entre nous est maintenant appelé à en faire autant.

Là dessus, le saint docteur relate de beaux exemples suggestifs du Moyen Âge. Benoîte ou S. Alphonse : leur piété nous étonne par sa naïveté apparente. Et pourtant elle obtenait tout avec une liberté déconcertante, grâce à une foi intègre, forte tout autant que simple. S. Alphonse donne en exemple un religieux dominicain malade ne sachant pas comment demander sa guérison. Notre Dame lui apparut, écrit-il, accompagnée de Ste Cécile et Ste Catherine, et lui dit doucement : Mon fils, que désirez-vous que je fasse en votre faveur ? Le religieux, tout confus, n’osait rien répondre. Alors, l’une des saintes lui donna ce simple conseil : Ne demandez rien, mais remettez-vous entièrement entre ses mains ; Elle saura vous obtenir mieux que ce que vous demanderiez. Et c’est cet abandon parfait qui lui obtint par surcroît la grâce de la guérison (id° p. 287). À notre tour, allons au trône de la grâce, qui est Marie, poursuit S. Alphonse, allons-y avec l’espérance d’être certainement exaucés, moyennant son intercession, qui obtient tout ce qu’Elle demande de son Fils (id° p. 285s).

Si, depuis le XVIIIème s., les choses ont bien changé, pourtant Marie ne cesse de faire maternellement le siège de l’humanité orpheline-volontaire. Elle nous manifeste sa sollicitude, afin que nous regardions vers Elle, vers le ciel, comme Élisabeth regarda et accueillit Marie. Plus que jamais l’Assumpta est en Visitation. À Fatima en 1917, elle a promis que son Cœur Douloureux et Immaculé triompherait en nous libérant de tout ce qui nous entrave. Cette promesse galvanise l’espérance de la foule des petits, humbles et besogneux, désireux de vraie joie et d’un bonheur qui, enfin, ne trompe pas. Avec la devise Totus tuus, tout à vous, ô Marie, la fécondité du pontificat de S. Jean-Paul II respirait déjà ce triomphe. Sur tous, la consécration mariale, par exemple celle de S. Louis-Marie Grignon de Montfort, attire la grâce par les mains de Marie, accroissant son triomphe. Une place attend tous les jours chacun de nous aux côtés d’Élisabeth et des anges.

Dans la chapelle des apparitions de Fatima en 1972, un prêtre italien zélé, Don Stefano Gobbi, reçut le charisme de diffuser cette ferveur mariale qui rend libre le cœur humain. Il a parcouru le monde à cette fin. La Vénérable Marthe Robin l’invita à joindre au message de Fatima celui de La Salette datant de 1846. Il eut alors la surprise de constater que ses propres réflexions reçues de Marie étaient souvent celles-là mêmes dont Elle usa alors pour dénoncer crûment l’impureté de certains ministres (20 nov. 1976 ; 18 mai 1977 ; 3 juin 1978). De la même façon, Benoît XVI a lui aussi dénoncé à diverses reprises cette gangrène qui n’étonnerait que ceux qui n’ont pas saisi l’ampleur de la Rédemption par la Croix de Jésus. Le saint Pape Jean-Paul II étant à l’agonie, son futur successeur commenta la 3ème chute du Seigneur au chemin de croix du Colisée ainsi : Kyrie eleison. Souvent Seigneur, ton Église nous semble une barque prête à couler, une barque qui prend l’eau de toute part (25 mars 2005). Et, les yeux rivés sur la Croix de Jésus, il insista souvent sur ce point douloureux durant son pontificat.

Ad superna semper intenti – tout tendus vers les réalités du ciel : la prière de ce jour est l’antidote du poison qui tue notre société. Contempler la gloire de Marie au ciel n’est pas une fuite de la réalité ; bien au contraire, la liturgie qui l’admire montant au ciel diffuse sur notre univers sa paix et sa joie. Vita, dulcedo et spes nostra, salve, amen, alleluia.

ST Benoît 11 juillet 2019

+

Solennité de N. Bx Père Saint Benoît,

le jeudi 11 juillet 2019, à Notre-Dame de Triors.

Mes bien chers Frères, mes très chers Fils,

La plupart des antiennes liturgiques d’aujourd’hui mettent à l’honneur un tout petit nombre d’épisodes de la Vie de S. Benoît. Le saint pape S. Grégoire qui l’a rédigée, lui a consacré près de 40 chapitres, mais certains passages qui ont valeur d’emblème, font pénétrer davantage le cœur de Benoît face à Dieu. Fuit vir vitae venerabilis. L’entrée dans la vie lui a épargné les méandres pénibles dans lesquels s’enlise le grand nombre. Plusieurs textes de ce jour puisent à ce c. 1er, stimulant et encourageant l’enfance spirituelle qui donne la sagacité et la sagesse d’un vieillard expérimenté, cor gerens senile : les Pères du désert estimaient fort cet idéal de l’enfant-vieillard, qui resplendit aussi chez la sainte de Lisieux. Oui, N. Bx Père a eu d’emblée une vie unifiée, et son intercession est puissante pour réunifier dans la vie de la grâce nos vies fragmentées et notre temps confus et disloqué.

Peu après, tout jeune encore dans la vie monastique, par un simple signe de croix, Benoît dépiste paisiblement le complot meurtrier de ceux qui, imprudemment, s’étaient mis sous sa direction (c. 3) : là, c’est l’exemple de l’harmonie entre force, confiance et prudence, c’est aussi la douce apogée de l’abandon à la divine Providence qui donne l’intelligence des temps qui dépiste et déjoue pièges et bagatelles. Les textes retenus par la liturgie dans la suite privilégient brusquement la fin de sa vie : aux cc. 34 et 35, le ciel lui fut deux fois entrouvert, à l’occasion de la mort de sa sœur Scolastique, puis lors du trépas de son ami l’évêque de Capoue dont il vit l’âme monter au ciel dans un unique rayon de lumière, où tout l’univers était ramassé (c. 35). Le Pape Grégoire fait alors admirer le lien entre la vie spirituelle d’ici-bas et la vie éternelle : notre existence est vraiment le noviciat de l’éternité.

Enfin, un autre passage encore mérite d’être souligné (c. 8). Au diacre Pierre qui dialogue avec le saint pape, les divers miracles de N. Bx Père font penser à ceux des héros de l’Écriture. Et il s’écrie alors : Vraiment il avait l’esprit de tous ces justes (c. 8/8). S. Grégoire rebondit sur la remarque pour souligner l’emprise du Saint-Esprit dans l’âme du baptisé cohérent avec la foi reçue au saint baptême : L’homme de Dieu Benoît eut l’esprit de cet unique Juste qui, en nous transmettant la grâce de la rédemption, remplit le cœur de tous les justes (c. 8/9). L’évangile de cette messe confirme cette plénitude de Dieu dans l’âme de Benoît qui a quitté sa famille pour servir Dieu seul, l’Unique Juste : par le fait même, au-delà de sa famille apparemment délaissée, son rayonnement s’élargit à l’échelle divine de la Providence.

Mais quelle était donc la famille que quittait Benoît ? À son insu, la Providence le préparait à couper ce lien pourtant si riche pour tout un chacun quand il peut hériter de son héritage moral. Le père de Benoît, Europe, fils de Justinien Probus de la famille des Anicia servait dans l’armée et l’administration wisigothique de Théodoric, petit fils d’Alaric qui avait investi et pillé Rome 70 ans plus tôt. L’empereur wisigoth cherchait à instaurer un ordre nouveau, sans pouvoir néanmoins échapper à l’humiliation d’avoir ruiné un passé prestigieux. Et justement, la mère de Benoît appartenait à l’antique noblesse des comtes de Nursie, très sensible à ces déchéances, et la tradition la fait mourir en donnant le jour à Benoît et à sa jumelle Scolastique. Benoît est donc né orphelin de mère, et tout ensemble orphelin de la glorieuse culture latine. Dieu le préparait à une autre fécondité, la grâce incluse en son nom, béni de Dieu l’empêcha de gémir sur la dureté des temps et l’âge d’or perdu. Au dire de Newman et du Père Faber, il infusa à sa propre descendance spirituelle la joie et l’esprit d’enfance : telle est la marque de son œuvre, cet ‘esprit de famille’ purifié par l’ardent désir des choses célestes. Toujours est-il qu’avec la vocation de Benoît, c’est tout un monde qui quittait l’antique façon de vivre, c’est l’Europe qui entrait dans le chemin de l’Évangile et de la conversion profonde.

On peut déduire cela de la glose d’Origène sur notre page d’évangile : Dès cette vie, pour un passé et des frères qu’on a quittés, on trouve un grand nombre de frères selon la foi, et un avenir radieux. L’âme a alors pour pères tous les évêques et les prêtres de l’Église, et pour enfants tous ceux qui gardent l’âge de l’enfance. L’âme aura encore pour frères les anges, et pour sœurs toutes les vierges du Seigneur, celles qui vivent encore sur terre, tout autant que celles qui jouissent déjà de la vie éternelle au ciel. Champs et maisons, ce sont les demeures multipliées qui sont préparées dès ici-bas et dans la cité de Dieu ; et ce qui est au-dessus de toutes ces récompenses, l’âme reçoit la vie éternelle. Ce beau commentaire d’Origène éclaire la sainteté de S. Benoît. La Providence l’a donné pour approfondir l’évangélisation de l’ancien Empire romain, devenu l’Europe chrétienne dont la foi est toujours à approfondir. Le regard de Benoît vers le ciel a transfiguré la terre. Une antienne tirée du c. 2nd de sa vie dit bien l’effort exact à fournir pour entrer dans une saine hiérarchie des valeurs ; ce chant sonne en même temps comme un mot d’ordre, comme un mode d’emploi pour la société, celle d’hier comme celle d’aujourd’hui, et celle de demain : Plus avide de souffrir les maux de ce monde que de jouir de ses louanges, d’endurer les travaux pour Dieu plutôt que de s’élever par les faveurs de la vie.

Par la vie qu’il a écrit de lui et après avoir vécu selon sa Règle, S. Grégoire a contribué à mettre S. Benoît sur le chandelier. Il nous dit de lui qu’il était rempli de l’esprit de tous les justes, tel une heureuse synthèse de la sainteté créée, et la liturgie poursuit par une prière qui lui confie tous ceux qui professent sa vie. En amont de S. Grégoire, l’ange Gabriel salue Marie comme étant pleine de grâces, remplie de l’Auteur de toute grâce, obombrée par le Saint-Esprit. Benoît a peu parlé, mais il nous a légué sa Règle, comme un pressis, un comprimé de l’évangile (Bossuet). Marie a peu parlé, elle gardait tout en son Cœur, mais lorsque, après son acquiescement pour la part décisive qui lui revenait dans l’Incarnation, Ecce, Fiat, lorsqu’elle dut parler devant autrui, Élisabeth en l’occurrence, elle dévoila par le Magnificat son colloque de louange avec Dieu. Le monastère de S. Benoît, société de la louange divine selon l’idéal de N Bx Père, prolonge ce Magnificat que toute l’humanité doit à la Majesté divine pour demeurer par la foi et l’humilité dans le salut qu’Elle nous accorde en Notre Seigneur, amen.